Journal d'un caféïnomane insomniaque
lundi octobre 27th 2025

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On n’écrit pas parce qu’on a quelque chose à dire mais parce qu’on a envie de dire quelque chose.

E.M. Cioran, Ébauches de vertige, 1979.

 

Je suis Charlie Furia !

Le 26 janvier 2019, je publiai dans ces pages un article intitulé « Ce qui est valable pour Charlie doit l’être pour Marsault« , pour le moins agacé des menaces physiques visant ce dessinateur (que personne n’est sommé d’apprécier positivement par ailleurs). À l’époque, je croyais encore naïvement que la démocratie allait de pair avec la liberté d’expression, aussi choquante ou outrageante fut ladite expression, dans la mesure où cette dernière respecte le cadre de la loi – ce qui (était) est le cas de Marsault.

Depuis cette date, les atteintes à la liberté d’expression n’ont de cesse de se multiplier, de façon exponentielle, provenant non seulement des associations « d’utilité publique » substantiellement subventionnées (donc financées par vos impôts), mais aussi des gouvernements successifs et de l’Union européenne. Ainsi, au printemps 2020, la loi Avia, heureusement déboutée, contre la « haine en ligne », suffisamment floue pour que n’importe quel propos déplaisant puisse être qualifié de « haineux » ; les rodomontades de Thierry Breton contre X, ex-twitter (une requête « Thierry Breton vs X sur un moteur de recherche donne des résultats éloquents) ; les projets d’identité numérique européenne ou de contrôle socialactualités juridiques, 15/06/2025 – (prémisses testés lors de la dépression covidique) ; les suppressions arbitraires de comptes bancaires pour les associations, collectifs, partis politiques ou personnalités considérés comme nuisibles a priori, quoique sans condamnation judiciaire (certains de gauche, l’immense majorité de droite souverainiste, nationale, ou patriote)… Je n’oublie pas non plus la judiciarisation des propos privés (!), à laquelle seule la dernière dissolution nous a permis d’échapper… et qui fait, dans l’absolu, plus que friser avec le totalitarisme, c’est-à-dire avec la non-séparation entre la vie privée et l’espace public.

Il est vrai que c’est, une fois encore, au nom de grands principes et de bons sentiments qu’on rogne vos libertés, celle d’expression en premier chef : lutte contre le racisme, la xénophobie, l’islamophobie, l’antisémitisme, l’homophobie, la transphobie, le sexisme, j’en passe et de plus nobles causes encore. Comme le disait Émile Beaufort (Jean Gabin) dans Le Président (excellent film de Verneuil dialogué par Audiard d’après un roman de Simenon), « quand un mauvais coup se mijote, il y a toujours une république à sauver ». L’arlésienne de l’extrême droite, ici, une fois encore. Extrême droite (ED) qu’on se garde bien de définir… En effet, si l’on s’en tient à la définition universitaire de Taguieff (qui a passé sa vie à lutter contre l’ED), les cibles habituelles de la censure (médias Bolloré, Valeurs actuelles, TV Libertés, Tocsin, RN, Reconquête, une partie des Républicains, les ciottistes… ) ne relèvent objectivement pas de cette appellation, et ne sont en rien fascistes, ni d’ED. Et pourtant, leur légitimité et leur liberté d’expression est sans cesse remise en cause par des âmes charitables, au nom bien entendu de la démocratie et de la liberté d’expression.

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Le 19 janvier 2015, je publiai dans ces pages un long article intitulé « Charlie, Michel, Éric et les autres« , en soutien à la rédaction de Charlie Hebdo assassinée par des terroristes islamistes. Quoique de nombreuses voix anti-Charlie se font entendre du côté gauche comme droit de l’échiquier politique au nom du respect des religions, j’ai défendu Charlie, le droit au blasphème, à la critique de TOUTES les religions, philosophies et idéologies. J’étais Charlie, je suis toujours Charlie, et quand j’apprends que la revue La Furia est victime d’une censure administrative de fait, je deviens Charlie Furia. Le deux poids deux mesures ne me semble pas devoir s’appliquer. Deux publications satiriques : l’une marquée très à gauche ; l’autre marquée très à droite. Je veux, j’exige la liberté de lire les deux.

En bref, deux associations, SOS Racisme et SOS Homophobie, ont porté plainte contre La Furia, et ont été déboutées, la justice ayant classé sans suite leurs plaintes. Mauvais joueurs, ces lobbys soi-disant défenseurs de la démocratie ont écrit au ministère de la Culture. Résultat: la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) retire l’agrément de la revue, sans information préalable, ni motivation argumentée (aucune condamnation judiciaire). Conséquences : la revue peut toujours paraître et être distribuée en kiosque, sans toutefois le tarif postal préférentiel et la TVA réduite que confère l’agrément de la CPPAP. De plus, les kiosquiers n’ont plus l’obligation de vendre le titre, donc perte de points de diffusion. Les équipes de la revue ont bien entendu engagé les procédures judiciaires idoines, mais avec la lenteur de l’institution, la revue risque de devoir mettre la clé sous la porte avant qu’une décision (a priori favorable) ne soit rendue.

Cette basse manœuvre politicienne est un scandale, qui vise à faire taire, à réduire au silence un adversaire politique. Les grandes déclarations de la ministre de la Culture, Rachida Dati, sur la liberté d’expression : du bidon. L’état profond, l’administration, aux mains de la gauche politique, minoritaire dans les urnes mais suffisamment retorse pour maîtriser les contre-pouvoirs réels, fait ce qu’aucun gouvernement de droite ne ferait : réduire un adversaire politique au silence pour des raisons politiques. La justice ayant débouté les requérants, la seule explication plausible qui reste est de facto politique. Une censure qui ne dit pas son nom. Une lâcheté. Une veulerie. Parce que le titre est considéré « d’extrême droite » (là encore, La Furia ne répond pas aux critères universitaires définissant l’ED établis par Pierre-André Taguieff), la « grande presse », qui serait inexistante sans perfusions de milliardaires (quand ce n’est pas Bolloré, c’est bien) et de subventions (vos impôts maintiennent à flots des journaux sans lecteurs), se permet de s’en féliciter, voire de s’en réjouir. Si c’est la vision de la démocratie de nos « élites » gouvernementales et médiatiques, alors, plus que jamais Albert Simonin semble devoir avoir raison : « la démocratie, c’est le gouvernement d’un pays par des pourris qu’une majorité de cons a choisis ».

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En ce qui me concerne, je ne me résous pas à voir mon pays sombrer dans l’inculture crasse, la censure et le totalitarisme liquide des sectateurs du progressisme bas du front. En soutien clair et affirmé à cette revue (question de principe, personne n’est obligé ni de l’aimer, ni de l’acheter), je republie mon article de défense de Marsault. Je maintiens tout ce qui est écrit : ce qui est valable pour Charlie doit l’être pour Marsault, pour La Furia, et tout autre expression légale menacée de censure.

Pour soutenir La Furia contre ce terrorisme intellectuel liberticide, c’est ici : https://abo.lafuria.fr/lp-sauvons-la-furia

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Ce qui est valable pour Charlie doit l’être pour Marsault (1ère publication le 26/01/2019)

Défense de Marsault

Est-il bien raisonnable dans la folie anastasienne1 de notre temps de le confesser ? J’aime Marsault. Malgré les grincheux, par-delà les polémiques vaines – qui n’eussent pas même existé si Marsault pointait coco ou trotsko… J’ai découvert cet auteur de bandes-dessinées grâce à un réseau dit-social que j’ai déserté depuis. C’était avant les crises d’hystérie. Sur ce point, je n’aurai qu’une réflexion, un simple constat : dans la France de 2019, Patrie des Droits de l’Homme, du débat démocratique et de la libre expression, si une provocation émane de la gauche ou de l’extrême-gauche, elle est innovante, décalée, joyeuse, progressiste, bref, si vous ne la trouvez pas drôle, que vous vous sentez insulté ou êtes choqué, vous êtes à n’en pas douter un fasciste réactionnaire qui fait le jeu de qui-on-sait ; issue de l’autre bord, c’est le festival de cris d’orfraies, no pasaran et lutte contre un fâchisme fâcheux, de pacotille par surcroît, comme l’a si bien écrit Pasolini2.

Personne n’est obligé d’apprécier Marsault, ni son dessin, ni son humour, ni ses idées. De là à vouloir lui détruire les mains à la masse pour l’empêcher de dessiner3 ou faire feu de tout bois à la moindre opportunité d’abuser du droit pour le censurer et le faire taire, il y a un pas que seuls les démocratolâtres4 de la Gôgauche5 bien-pensante franchissent. Ceux-là se revendiquent pour la liberté d’expression, qu’ils défendent avec vigueur – et non sans brio pour quelques-uns – mais leur liberté d’expression est bornée par leur logiciel idéologique. Hors de ceux qui pensent comme eux, point de salut. Juste un ennemi à abattre, à détruire, à éradiquer comme une vulgaire mauvaise herbe au jardin. Sauf que dans la nature, les mauvaises herbes ont, elles aussi, leur place et leur utilité…

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Marsault est droitard et ne s’en cache pas, quoiqu’il reste libre et ne s’affiche pas militant. Il aime la virilité et l’humour trash, son personnage d’Eugène6 en étant la breum démonstration, l’expression gaillarde pour ne pas dire couillue. Marsault a la critique acerbe (Charlie Hebdo aussi, par parenthèse) ; c’est de bonne guerre – et intrinsèque à une saine démocratie, soit précisé en passant… Les idées féministes devenues folles, les délires de genre, les donneurs de leçon confortablement installés à l’abri de ce qu’ils promeuvent pour la populace, tous en prennent pour leur grade… en caricature et en dessins ! Il n’y a pas là un programme politique ou la promotion d’un candidat « fâsssssiste » ou populiste. Et quand bien même ! Nous admettons bien des partis de diverses obédiences communistes. En terme de morts, le communisme est déclaré vainqueur par K.O., sans conteste possible. Comme le disait l’Oncle Jo (Staline), un mort c’est tragique, un million de morts, c’est anecdotique. Une belle philosophie de donneurs de leçon, en vérité !

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La lecture de Marsault est une catharsis qui aide à supporter l’abjecte déchéance consumériste et utilitariste de l’Occident (et donc de la France), méprisant la nature et les Hommes au service d’un individualisme droit-de-l’hommiste forcené que rien ne semble devoir limiter. Tout au nom du Bien et du droit au Bonheur. Qui peut être contre le Bien et le droit au Bonheur ? Aucun abruti au cerveau lavé par la destruction de l’enseignement de la langue, des lettres et de l’histoire, sacrifié sur l’autel de l’idéologie progressiste et de l’employabilité sonnante et trébuchante à court terme. Restent quelques réfractaires, de gauche (Onfray, Michéa, Debray…) comme de droite (Obertone, de Benoist, de Cessole…), d’une grande diversité idéologique et d’expression mais qui partagent cet objectif, ce combat, de remettre les pieds sur terre à une société occidentale devenue folle de ses aveuglements idéologiques et des dénis de réalité conséquents…

Avec son dessin aussi drôle (donc violent) que trash, Marsault participe de ce retour du réel dans le monde bisounours des sectateurs du politiquement correct et de l’humour à sens unique. C’est bien cela qu’on lui reproche. C’est pour cela qu’on veut le faire taire. Et c’est pour cela que je le défends. Pour cela et parce que, dans ma faiblesse, je crois – encore – que la démocratie reste le pire des régimes (à l’exception de tous les autres, c’est entendu), et que la censure devrait se limiter à la diffamation, la provocation au meurtre et la vie privée. Marsault n’est concerné par aucun de ces motifs, seuls légitimes selon moi.

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Avant les attentats qui ont ensanglanté la rédaction de Charlie Hebdo, il y avait eu les menaces, sans réactions notables ; après les menaces, les locaux ont été détruits par un jet criminel d’engin incendiaire, donnant lieu à quelques réactions indignées mais surtout à une pétition affligeante intitulée « Pour la liberté d’expression et contre le soutien à Charlie Hebdo ». Il aura fallu que le sang coule pour connaître un réveil. Après les attentats lâches et ignobles commis par des êtres qui – comme leurs soutiens politiques, idéologiques et de toute autre nature – ne méritent pas d’autres qualificatifs, si ce n’est celui d’assassins, j’étais Charlie, et j’ai écrit ce que j’avais à écrire7, avec toutes les maladresses d’usage. J’étais Charlie, je suis toujours Charlie, et à présent, parce que je suis Charlie, je suis Marsault.

Breum lecture !

Philippe Rubempré

Le commerce de ciseaux semble toujours promis à un avenir florissant. Quel changement depuis le procureur Pinard et ses réquisitoires contre Flaubert et Baudelaire ? https://fr.wiktionary.org/wiki/ciseaux_d%E2%80%99Anastasie

2« Une bonne partie de l’antifascisme d’aujourd’hui, ou du moins ce qu’on appelle antifascisme, est soit naïf et stupide soit prétextuel et de mauvaise foi. En effet elle combat, ou fait semblant de combattre, un phénomène mort et enterré, archéologique qui ne peut plus faire peur à personne. C’est en sorte un antifascisme de tout confort et de tout repos. Je suis profondément convaincu que le vrai fascisme est ce que les sociologues ont trop gentiment nommé la société de consommation, définition qui paraît inoffensive et purement indicative. Il n’en est rien. Si l’on observe bien la réalité, et surtout si l’on sait lire dans les objets, le paysage, l’urbanisme et surtout les hommes, on voit que les résultats de cette insouciante société de consommation sont eux-mêmes les résultats d’une dictature, d’un fascisme pur et simple. » Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires

3https://www.valeursactuelles.com/faits-divers/menaces-contre-le-dessinateur-marsault-quand-des-antifas-voulaient-lui-trancher-les-mains-98655

4 « Être moralisateur n’est rien d’autre que cela : assigner à autrui le soin de faire ce que l’on ne fait pas soi-même. » – Jean-Louis Vullierme, Le Nazisme dans la civilisation, miroir de l’Occident, L’Artilleur, octobre 2018

5La Gauche, vaste et diversifié courant idéologique se caractérisant par la foi dans le progrès de la nature humaine, ne saurait être confondue avec cette triste caricature qui n’est pas à la hauteur de cette histoire politique.

6BREUM, 3 tomes parus, éditions RING.

7Charlie, Michel, Éric et les autres, Librairtaire.fr, 19 janvier 2015.

Ab hinc… 396

« […] depuis une quinzaine d’années fleurissent des pétitions qui, loin de viser la liberté d’expression, cherchent au contraire à la museler. […] Alors comment expliquer cette épidémie ? Je ne vois pas d’autre explication que la peur du débat. Quand on n’a pas le courage d’affronter un adversaire loyalement, quand on n’a ps les moyens de répondre avec des arguments à ses arguments, d’opposer une parole à sa parole, il reste à le priver de parole. » – André Perrin

« À l’école du lynchage médiatique », entretien avec David L’Épée, Éléments n°163, décembre 2016, repris in Éléments hors-série n°3, « La pensée unique, tombeau du débat et de la liberté d’expression », juillet 2025.

Lectures septembre

  1. #5 Ça vous choque ? – Dany
  2. #6 Comment osez-vous ? – Dany
  3. Le Directeur – Coq
  4. La Secrétaire – Coq
  5. La Directrice – Coq
  6. Les Chasseurs d’or – James Oliver Curwood
  7. L’Art de la Guerre – Floc’h, José-Louis Bocquet, Jean-Luc Fromental
  8. Intra muros – Pierre-Antoine Cousteau
  9. Cerveau de verre – Fabien Clavel
  10. Bullshit Bienveillance. Enquête sur la psychologie positive à l’école – Matthieu Grimpret
  11. Cabane – Abel Quentin
  12. Jouir – Catherine Cusset
  13. Ombre & Lumière – Parris Quinn
  14. Gros. Survivre à la malbouffe – Piero San Giorgio
  15. Madame Bovary – d’après Gustave Flaubert, adaptation de Daniel Bardet, dessins de Michel Janvier
  16. Tous les démons sont ici – Craig Johnson
  17. Teens at play – Rebecca
  18. H.P. et Giuseppe Bergman – Milo Manara

Paradoxes de la pensée progressiste – André Perrin

Dans son nouveau recueil sous-titré « Le camp du Bien à l’heure du woke », André Perrin, agrégé de philosophie, poursuit son travail de critique des médias « autorisés » (notamment France Culture, Le Monde et Libération, mais pas seulement) et décortique les Paradoxes de la pensée progressiste. Dans son avant-propos, il balaye, démonstration factuelle et intellectuelle à l’appui, le fait que le « wokisme » n’existerait pas ou serait une invention de « l’extrême droite », puis au fil des chroniques parues dans Commentaire, La Décroissance, sur le blog de Catherine Kintzler Mézetulle ou d’entretiens accordés à divers médias, analyse en profondeur tant sur les plans linguistique qu’historique les affirmations, indignations sélectives et la malhonnêteté intellectuelle (c’est moi qui le dit) de cette « intelligentsia progressiste, [composée de] journalistes, universitaires, gens de culture ».

André Perrin exerce avec une ironie bienvenue et une érudition certaine ce « travail de la pensée critique qui est visiblement devenu, de nos jours, la chose la moins bien partagée du monde intellectuel et artistique hexagonal », comme l’écrit Jean-Claude Michéa dans son avant-propos.

Comme le constate l’auteur dans son texte liminaire,

« En fin de compte, il n’est pas très étonnant que des idéologues dont une des convictions les plus profondes est qu’on peut changer les choses en changeant les mots, et qui s’y emploient en tentant d’imposer aux autres leur novlangue, soient à ce point soucieux de faire la chasse aux mots woke ou wokisme. Les pages qui suivent dressent un état des lieux de ce que l’on peut quotidiennement voir et entendre en écoutant la radio publique et en lisant la bonne presse. Le lecteur pourra peut-être y découvrir la preuve de l’existence de la pensée woke, comme on prouve le mouvement en marchant […]. Plus que les mots, toujours imprécis et contestables dont on se sert pour le cerner, ce qui importe, c’est le réel, celui qui nous résiste, ou, pour le dire comme Lacan, celui auquel on se cogne. »

André Perrin, « Derechef du wokisme, s’il existe », op. cit., p.29.

André Perrin a précédemment publié chez le même éditeur, L’Artilleur, Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat (2016), Journal d’un indigné, magnitude 7 sur l’échelle de Hessel (2019), que nous avons déjà chroniqués, et Postures médiatiques. Chronique de l’imposture ordinaire (2022). La lecture de Perrin est une cure d’intelligence fortement recommandable pour les convertis, et plus encore, pour les progressistes ouverts (si tant est qu’il en existe).

Philippe Rubempré

André Perrin, Paradoxes de la pensée progressiste, avant-propos de Jean-Claude Michéa, L’Artilleur, septembre 2025, 224 p.

Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue – Olivier Mannoni

Traducteur chevronné de l’allemand, et notamment des œuvres du IIIe Reich1, Olivier Mannoni maîtrise les arcanes linguistiques. Il signe chez Héloïse d’Ormesson un essai aussi bref qu’important, Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue. Il faut lire cet essai.

La manipulation du langage est le propre des tyrannies, et de manière encore plus prégnante des régimes totalitaires (ou proto-totalitaires) au premier rang desquels le fascisme. Les travaux du philologue allemand Victor Klemperer sur la novlangue nazie2 sont exemplaires de ce point de vue. Quoique ce ne soit pas son thème central, le dernier ouvrage de Philippe Pichot-Bravard3, L’Homme transformé but des révolutions totalitaires, aborde également la question de la manipulation de la langue sous différents régimes (Révolution française, communismes, fascismes) et offre un éclairage universitaire qui ne manque pas de nous interpeler. Dans son essai, Olivier Mannoni s’inquiète de retrouver des travers langagiers du fascisme dans l’expression publique actuelle, qu’elle soit politique ou médiatique4, et tire de ce constat et de cette crainte une réflexion à la fois stimulante et questionnant, que nous aurions tort d’ignorer ou de prendre à la légère. Je maintiens qu’il faut lire cet essai, car cet essai porte une interrogation essentielle, fondamentale pour l’avenir de la démocratie, de nos libertés, de la France.

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Pour Olivier Mannoni, la tentation fasciste de manipuler la langue distille sa coulée brune de manière inquiétante : novlangue, expressions « prêt-à-penser », simplification et caricaturisation5 du débat public, maîtrise plus qu’aléatoire de la grammaire, de la syntaxe et du vocabulaire au sein des élites politiques et médiatiques, violence exponentielle des débats à coups d’injures, d’invectives… Les manifestations concrètes de sa thèse sont légion, et l’essayiste s’appuie sur de nombreux exemples précis, sourcés et divers, qu’ils soient issus de la politique ou des médias. Ainsi, ne sont épargnés ni Nicolas Sarkozy (cruelle comparaison entre un discours de De Gaulle et son pendant sarkozyste sur le même sujet, en l’occurrence la Russie), ni Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron, Florian Philippot (un cas d’école tellement caricatural que ça en devient grossier), entre autres politiciens, et pour le monde médiatique, pas plus Cyril Hanouna, Le Media (proche de La France Insoumise), que Cnews, notamment. À la lecture, il est visible qu’Olivier Mannoni est politiquement un modéré, et qu’il a cherché à produire un travail intellectuel sérieux et probe, n’exonérant pas les partis politiques dits de gouvernement, eux aussi contaminés, d’une analyse scrupuleuse.

Toutefois, bien que ne maîtrisant pas la langue comme Mannoni (je n’en ai pas la prétention), il me semble que Coulée brune questionne sur deux plans : l’extrême droite française d’une part, et l’Éducation nationale d’autre part.

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Il peut sembler étrange de réduire la manipulation de la langue au fascisme tant le communisme s’en est fait une spécialité, dénoncée en leur temps (entre autres) par les romans de George Orwell, La Ferme des animaux et 19846. Mais soit. Le communisme et ses avatars semblent ne plus constituer une menace existentielle imminente en Europe aujourd’hui. Dans son essai, en revanche, Olivier Mannoni évoque à de nombreuses reprises « l’extrême droite », notamment en se référant aux médias de Vincent Bolloré7, feue C8 à travers sa « vedette » Hanouna, et Cnews. Disons-le d’emblée, cela me paraît pour le moins léger, facile et, plus grave, ne pas correspondre à la réalité8. En effet, à l’instar de François Krug9 dans son essai Réactions françaises. Enquête sur l’extrême droite littéraire, à aucun moment Mannoni ne prend la peine de définir l’extrême droite. S’agit-il simplement des porte-voix des idées représentées par les partis siégeant à l’extrême droite de l’Assemblée nationale ? Dans ce cas pas de problème, ces partis sont républicains et légaux, et représentent leurs électeurs, citoyens de plein droit ; on ne saurait faire le reproche à des médias privés de relayer ces opinions légales dans un pays qui se veut démocratique. Si l’extrême droite n’est pas ce que je viens d’écrire pour l’auteur, quelle est-elle ? Jamais elle n’est définie dans cet essai.

Nous posons donc la question : être conservateur, est-ce être d’extrême droite ? Questionner l’immigration, le bien fondé des politiques migratoires, les difficultés posées par l’accueil et l’intégration de populations de cultures étrangères parfois aux antipodes de notre modus vivendi et de notre histoire10, est-ce être d’extrême droite ? Être libéral économiquement et socialement, est-ce être d’extrême droite ? Critiquer le taux de prélèvements obligatoires, l’utilisation faite de l’impôt, la répartition fiscale, le poids de la fonction publique, l’efficacité de l’État et de ses services, est-ce être d’extrême droite ? Se sentir en insécurité, critiquer le fonctionnement global de la justice, exiger de la fermeté face à la corruption, la délinquance et la criminalité, est-ce être d’extrême droite ? Je pourrais continuer ce petit jeu lassant longtemps, cependant, il me semble (peut-être à tort ?) que si la réponse à cette série de questions est positive, alors il ne sert à rien de s’inquiéter de la montée de l’extrême droite : elle est déjà là. Je ne crois pas que ce soit le cas.

Comment donc définir l’extrême droite ? En se référant à une autorité universitaire reconnue en la matière, le philosophe, politologue et historien français Pierre-André Taguieff, auquel Olivier Mannoni se réfère par ailleurs à plusieurs reprises dans son essai. Dans Qui est l’extrémiste ? (éditions Intervalles, 2022), Taguieff écrit que :

« les seuls critères permettant d’établir objectivement l’appartenance à l’« extrême droite » telle qu’elle est imaginée et absolument rejetée, c’est le recours effectif à la violence en vue de la prise du pouvoir, le projet explicite d’instaurer une dictature – sur les ruines de la démocratie pluraliste – et l’existence d’un programme comportant des mesures jugées xénophobes, racistes et antisémites, et plus généralement, injustement inégalitaires et discriminatoires1112. »

Cette définition permet-elle de qualifier d’extrême droite Hanouna, Cnews, le RN, Zemmour ou Philippot ? Je ne le crois pas. De plus, Mélenchon, critiqué dans cet essai, n’est jamais qualifié d’« extrême gauche », sauf erreur. En quoi ses discours et interventions publiques – et ceux de ses lieutenants et députés – sont-ils moins extrêmes que ceux de Marine Le Pen, Bardella et consorts ? Comprenons-nous bien, je n’éprouve qu’un puissant mépris pour la classe politicienne et l’essentiel de ses représentants qui ne cessent de déroger à leurs obligations et à l’honneur, de quelque bord qu’ils fussent. C’est le travers de la démocratie, déjà identifié par Platon. Aujourd’hui, la plupart de la classe politicienne se sert de la France plus qu’elle ne sert la France. Comme le regrettait le regretté Frédéric Dard13, « ce n’est pas de ma faute si, depuis 1970, [l’histoire] de mon pays ressemble à l’exploitation chaotique d’une PME » (je souligne). Je ne cherche pas à défendre ni le RN, ni Zemmour, ni personne, mais juste, pour aller dans le sens général de l’essai d’Olivier Mannoni, à essayer d’employer les termes adéquats pour analyser correctement la situation de la France. Ou, pour paraphraser Albert Camus, à éviter de contribuer au malheur du monde en nommant mal les choses.

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Enfin, aussi essentiel et brillant soit l’essai d’Olivier Mannoni, il me paraît qu’il y a un grand absent, ou plus exactement, une grande absente : l’Éducation nationale. Loin de moi l’idée crassement démagogique de rejeter la faute sur les profs, ces cossards toujours en grève ou en vacances… Mais plutôt de constater que si Mannoni jette un pavé dans la mare, à juste titre, avec Coulée brune, ce n’est pas le fruit du hasard, mais bien des politiques éducatives menées en France depuis la fin des années 1960. Je ne m’étendrai pas sur le sujet, d’autres14 l’ont fait et très bien, mais je regrette que ce point n’ai été abordé qu’à la marge par Olivier Mannoni.

En effet, si la coulée brune peut contaminer la langue publique avec ses relents fascistes, c’est bien en raison de la démission de l’Éducation nationale (donc de l’État) dans l’enseignement de la langue et de l’histoire15. Gauche des valeurs et droite d’argent sont alliées depuis une cinquantaine d’années pour détruire l’enseignement et produire de parfaits moutons qui consommeront gentiment sans râler – et surtout sans réfléchir (du « gibier de dictature », pour reprendre l’expression d’Ingrid Riocreux – cf note 4). Utilisation de méthodes d’apprentissage de la lecture nocives, histoire biaisée et repentante, suppression de la culture générale « discriminante » au concours des grandes écoles, entrismes idéologiques et religieux dans les établissements… Avec pour résultat une baisse drastique du niveau d’expression, de compréhension et de culture générale qui se traduit immanquablement in fine dans le discours public et contaminent de facto les nouvelles « élites ».

Concernant l’éducation, Mannoni évoque dans l’un des derniers chapitres « l’extrême droite [qui] s’attaque à l’enseignement »… Si seulement il n’y avait que l’extrême droite ! Et les islamistes16, et les woke, et les parents d’élèves (qui consomment l’école en considérant que la réussite scolaire est un droit, et non le fruit d’aptitudes, de travail et d’investissement personnels de leur progéniture), et la liste est non exhaustive… Il est réducteur de considérer que seule « l’extrême droite » (jamais définie dans l’essai) s’attaque à l’école. L’instruction publique, qui pouvait faire l’objet d’un consensus national, a été dévoyée en Éducation nationale, finissant par confier à l’école des responsabilités qui relèvent d’abord (mais pas forcément uniquement) des familles (éducation affective et sexuelle, par exemple récent et polémique). L’ancien ministre socialiste Vincent Peillon assume vouloir « formater » les enfants pour en faire de bons petits républicains17. Vincent Peillon n’est pas d’extrême droite. Il est de gauche républicaine. L’enseignement devrait être protégé de tous les entrismes idéologiques, de quelque nature qu’ils soient.

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En dépit des réserves que j’ai exposées, Coulée brune est un essai fondamental pour comprendre notre époque. Olivier Mannoni offre une proposition sérieuse au débat public (la collection dans laquelle son ouvrage est édité s’intitule « Controverses »), qui n’a malheureusement pas été traitée à la hauteur de son importance dans les médias. L’enjeu n’est pas mince, il s’agit de notre avenir, celui de notre liberté, de nos libertés, de la France – et au-delà, du monde démocratique. Il faut lire Coulée brune.

Philippe Rubempré

Olivier Mannoni, Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue, Éditions Héloïse d’Ormesson, coll. Controverses, 2024, 187 p.

1Mannoni est notamment le dernier traducteur de Mein Kampf d’Adolf Hitler, édition parue en 2021 chez Fayard sous le titre Historiciser le mal : une édition critique de Mein Kampf, sous la direction de Florent Brayard et Andreas Wirsching. Mannoni est également le traducteur du philosophe allemand contemporain Peter Sloterdijk, l’un des intellectuels européens les plus stimulants à l’heure actuelle.

2Victor Klemperer, LTI – Lingue Tertii Imperri, 1947. Édition française en poche sous le titre LTI, la langue du IIIe Reich, parue chez Espaces libres dans une traduction d’Élisabeth Guillot avec une préface de Johann Chapoutot en septembre 2023.

3Philippe Pichot-Bravard, L’Homme transformé but des révolutions totalitaires, Éditions Via Romana, 2025, 252 p.

4Je ne peux qu’inviter le lecteur à lire, si ce n’est déjà fait, les études magistrales de la linguiste Ingrid Riocreux sur la langue des médias français : La Langue des médias : destruction du langage et fabrique du consentement, et Les Marchands de nouvelles, éditions de L’Artilleur, respectivement 2016 et 2018.

5J’utilise ce néologisme pour insister sur la croissance de la caricature du débat public en France, qui ne date pas d’hier, hélas.

6Respectivement 1945 et 1948, tous deux disponibles dans la collection de poche Folio de Gallimard.

7Industriel milliardaire breton, propriétaire de nombreux médias dont Cnews, le JDD ou Europe 1, catholique et réputé d’extrême droite.

8Cela va sans dire – mais compte tenu de la qualité actuelle du débat, ça ira mieux en l’écrivant – ma remarque ne vaut pas caution pour les médias incriminés. J’exprime un désaccord d’analyse avec Olivier Mannoni, en aucun cas un soutien ou une approbation des médias concernés. Si je devais le faire, je le ferais sans ambage ni ronds de jambes, je n’ai pas l’habitude de me cacher derrière mon petit doigt. En outre, et pour clore ce point, mon éducation et la décence commune m’interdisent d’écrire ici ce que je pense d’un Jean-Marc Morandini ou d’un guignol qui trouve drôle de mettre des pâtes dans le slip d’un de ces chroniqueurs…

9François Krug, Réactions françaises. Enquête sur l’extrême droite littéraire, Seuil, mars 2023, 223 p.

10Poser la question, est-ce déjà être d’extrême droite ?

11Cité in Frédéric Saint Clair, L’Extrême Droite expliquée à Marie-Chantal, Éditions La Nouvelle Librairie, février 2024, page 32.

12En 1994, dans son essai Sur la Nouvelle Droite, Taguieff notait que « l’étiquette d’« extrême droite » s’applique à la quasi-totalité des phénomènes politiques et idéologiques qu’il est convenable, selon le système des valeurs partagé par les libéraux, les sociaux-démocrates et les communistes, de stigmatiser et condamner. Instrument d’illégitimation d’un adversaire

[je souligne]

, traité comme un ennemi absolu, et non pas instrument de connaissance ; terme polémique, et non pas terme conceptuel. » (cité in Frédéric Saint Clair, op. Cit., p. 29).

13Lors de la parution de L’Histoire de France, de San Antonio.

14Entre autres, Dimitri Casali, Natacha Polony, Philippe Nemo, Jean-Paul Brighelli (auteur de La Fabrique du Crétin), Jean-Baptiste Noé…

15Et des mathématiques, et des sciences, etc et hélas, comme le prouvent tous les classements internationaux et de nombreux autres indicateurs.

16Cf Jean-Paul Brighelli, L’École sous emprise, L’Archipel, 2024.

17« D’où l’importance de l’école au cœur du régime républicain. C’est à elle qu’il revient de briser ce cercle, de produire cette auto-institution, d’être la matrice qui engendre en permanence des républicains pour faire la République, République préservée, république pure, république hors du temps au sein de la République réelle, l’école doit opérer ce miracle de l’engendrement par lequel l’enfant, dépouillé de toutes ses attaches pré-républicaines, va s’élever jusqu’à devenir le citoyen, sujet autonome. C’est bien une nouvelle naissance, une transsubstantiation qui opère dans l’école et par l’école, cette nouvelle Église, avec son nouveau clergé, sa nouvelle liturgie, ses nouvelles tables de la Loi. » – Vincent Peillon, La Révolution française n’est pas terminée, Seuil, 2008, p.17.

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